Voilà bien longtemps que Guts (Fabrice Henri, ou Gutsy à l’époque d’Alliance Ethnik) est un fan inconditionnel de musiques cubaines, mais aussi de tous les rejetons auxquelles elles ont donné naissance. C’est le cas en Afrique où le son, le cha cha cha, le bolero connurent une incroyable vogue, qui ne peut s’expliquer que par la parenté du continent avec les expressions de tous ses enfants emmenés en déportation. À force de les jouer dans ses Dj sets, le producteur et fabricant de rythmes (je sais, on dit beatmaker) a voulu travailler avec ceux qui, cubains, africains et français, révèrent comme lui ces musiques et les font vivre au quotidien. Parti sur l’île réaliser l’album du français Gato Negro, il se met à y songer de plus en plus sérieusement mais, conscient des multiples difficultés pour organiser le projet à la Havane, c’est à Dakar qu’il décide de tenter cette inédite réunion de famille, qui rassemble des musiciens des trois continents, et de plusieurs générations.
Dakar, au pays de la teranga
C’est au Studio Laboutique, à Dakar, que ce sommet de talents, ce rassemblement d’étoiles, aura lieu en février 2022. Et pour quelle merveille ! Car l’album Estrellas est un très bel hommage aux musiques afro-cubaines, où l’on sent toute la fougue, l’amour et la foi de ceux qui l’ont fait. Commençons par ceux qui viennent du plus loin : les Cubains. ll y a là le pianiste Cucurucho Valdés, les chanteuses Brenda Navarrete et Akemis Carrera, le doyen vocaliste José Padilla et les rappeurs El Tipo Este et Kumar Sublevao-Beat…. Tous ou presque débarquent en pleine nuit, à l’aéroport de Dakar, accueillis par les membres de l’équipe et notamment l’increvable Gato Negro, qui avec sa guitare, entonne « Il n’est jamais trop tard », un classique du Golfe de Guinée que chantèrent autrefois Pierre Tchana et bien sûr le Bembeya.
Les Cubains sont ensuite débarqués sur une plage de Yoff, où une pirogue les attend : ils se déchaussent, montent à bord, au beau milieu de la nuit… au loin, les petites lumières de l’île de Ngor, où ils passeront la nuit. Dans le documentaire Estrellas, dans lequel les réalisateurs Thomas Olland et Elliot Broue racontent cette aventure, le beatmaker Al Quetz évoque l’étrange impression des cousins havanais, pour qui ces embarquements nocturnes rappellent l’exil de tant de Cubains qui ont quitté clandestinement l’île pour la Floride. « Demain, on revient pour chercher ton piano » lance El Gato Negro à Cucurucho Valdés. Tous éclatent de rire. Bienvenue au Sénégal. Un rêve est sur le point de se réaliser, après avoir affronté d’innombrables difficultés. Mais, comme le dit Guts, “les étoiles se sont alignées. On devait commencer le lundi au studio, donc le dimanche on quitte Ngor et on traverse pour aller à Dakar, et c’est le jour où le Sénégal gagne la CAN. Une folie furieuse, magique, donc on fait la fête. Le lendemain, on rentre en studio, nourri par toute cette énergie populaire. Et ça a été magique… pendant chacun des 20 jours d’enregistrement”.
Héritages en partage
Forcément, pour tous ceux qui viennent de Cuba, ce retour à l’Afrique a un écho particulier. Pas étonnant donc, que le titre ouvrant le disque s’appelle « El Retorno » (le retour) où, tandis qu’Akemis Carrera fredonne un air mélancolique, José Padilla – d’un ton posé, dit de ce projet qu’il « est la bande son des retrouvailles avec nos ancêtres. Nous sommes la poussière de leurs étoiles ». Rien n’incarne mieux ce lien entre l’Afrique et ses enfants d’outre les mers que la force des orixás, les divinités d’Afrique qui ont voyagé aux Amériques et permis aux Africains et à leur culture de résister, et de survivre. Les premières réunions et séances de travail de Guts avec les musiciens cubains se terminent même, sur une plage de Ngor, par une offrande à Yemaya, la déesse des eaux marines (Yemanja au Brésil, Mami Wata au Bénin…).
Sur le disque, c’est Akemis Carrera qui rend hommage à San Lázaro, le saint chrétien derrière lequel se cache Babalú Aye, divinité des maladies et de la guérison. Grâce à sa voix puissante qui n’est pas sans rappeler celle de Celia Cruz, les Estrellas menées par Guts entrent dans une phase endiablée que le titre « Yebo » , sur un air de pachanga, vient confirmer. Mais le titre qui incarne sans doute le mieux cette profondeur de l’histoire qui relie, fil invisible, les enfants d’Afrique, demeure « Ultima Llamada » (dernier appel), épique voyage jazz où les tamas du Sénégal et l’extraordinaire solo de flûte peule d’Ousmane Ba répondent au piano et aux cuivres méditatifs. Comme une voix dans nos têtes, Kumar articule sur un ton grave : « La « Ultima LLamada » c’est cette sensation poignante dans l’estomac, comme un troupeau d’antilopes fuyant les griffes d’une bête, ou quand tu as les mains et pieds liés et qu’immobile, tu entends l’annonce de ton départ » .
Internationale afro-cubaine
À Dakar, les Cubains ont trouvé de parfaits camarades de jeu, comme par exemple Mara Seck (chanteur et percussionniste de Guiss Guiss Bou Bess) ou encore René Sowatche, le guitariste béninois qui a pris la relève d’Atisso dans l’Orchestra Baobab. Justement, la reprise du célèbre « Aduna Jarul Naawo », que chantait autrefois Ndouga Dieng avec le mythique orchestre est un sommet de l’album, et un puissant souvenir pour Guts. « Moi c’est un des titres qui me touche le plus, explique-t-il. C’est une chanson qui parle de la mort : moi j’avais une pensée pour ma mère, et de temps avant de venir, la mère de Cucucrucho décédait. C’est Alpha Dieng qui l’a chanté, et c’était la première fois depuis la mort de son papa ». C’est à Cucurucho Valdés que revient la lourde charge de prendre le solo, en lieu et place du célébrissime morceau de bravoure qu’Atisso jouait autrefois à la guitare. . « Mais au début, poursuit Guts, il n’est pas juste, il est un peu à côté et du coup Alpha et Assane le lui disent et le guident : il s’est mis à penser à sa maman, et d’un coup, comme ça, il a joué ce solo de piano… et il a fini le solo de piano, il a fondu en larmes, et s’est jeté dans les bras d’Alpha…. C’est un des moments forts et très touchants… »
Rhizomes
Guts, en directeur artistique, aurait pu se contenter de cette réussite, celle de dépoussiérer de vieux classiques cubains endormis au fond de vénérables microsillons, mais la bande qu’il avait conviée s’en est donnée à coeur joie sur des compositions que le fabricant de rythmes (je sais, on dit beatmaker) avait emportées dans ses bagages. Cyril Atef, Pat Kalla, David Walters ou DjeuDjoah et Lieutenant Nicholson, mais aussi les rappeurs sénégalais Samba Peuzzi et Iss 814 qui avec les Cubains El Tipo Este et Kumar posent sur deux très bons titres. Autant de morceaux originaux qui, s’éloignant du classicisme cubain, explorent avec talent d’autres facettes de l’héritage afro, sous toutes ses coutures et latitudes. Bien sûr, El Gato Negro, ambianceur en chef, entonne une chouette reprise d’« Il n’est jamais trop tard », qui donna lieu, dit-on, lieu à de vastes débats entre tenants de la rumba cubaine et adeptes de sa cousine congolaise.
Quant au pianiste français Florian Pellissier, qui a de faux airs de Bruce Lee dès qu’il s’approche d’une piscine (si, si, on le voit dans le documentaire), il est à la baguette sur la dernière plage du disque, naturellement baptisée « Estrellas ». Une épopée qui conclut et récapitule cette aventure, et dont une phrase émerge, comme le meilleur des leitmotiv. « Une madre : Africa, un idioma : Musica*». Voila.
Quand il y a plus de 25 ans, Nick Gold avait tenté de réunir musiciens cubains et Africains à la Havane, il avait échoué à faire venir les Africains. Et son échec avait donné lieu à l’enregistrement du Buena Vista Social Club. A Dakar, Guts a réussi : on souhaite tout autant de succès à ses Estrellas.
*Une mère, l’Afrique. Une langue, la musique.
Estrellas, de Guts & Friends. Heavenly Sweetness. Sortie le 21 octobre.